Le 15 mars 2022, une convention spécifique était signée entre l’État et la Région Bretagne, prévoyant un plan de sauvegarde ambitieux pour le breton et le gallo, sur la période 2022-2027. Des avancées sans précédent sont à signaler, notamment en faveur de l’enseignement et de la formation en langue gallèse. Cependant, ce texte est marqué par une iniquité de traitement regrettable entre les deux langues quand il s’agit de leur visibilité dans l’espace public.

D’une part, dans les articles 122 et 123 de la convention, l’État s’engage à poursuivre une politique de jalonnement bilingue français/breton en Bretagne sur le réseau routier (national et secondaire) ainsi que dans les gares et haltes SNCF. La signalétique en gallo n’y est mentionnée qu’en complément du breton (art. 124), ou bien à titre expérimental dans les bâtiments publics de la région (art. 125), laquelle se limitera à « encourager » les collectivités et les autorités organisatrices de transports à donner de la visibilité à la langue gallèse.

D’autre part, la convention, qui s’étend sur l’ensemble du territoire régional, marque un pas de plus vers la généralisation d’une signalétique français/breton dans l’espace public de Haute-Bretagne, c’est-à-dire dans un territoire de culture gallèse, où la langue locale n’est pas le breton mais le gallo. Cette politique revient à donner, en pays gallo, un caractère quasi-officiel à des toponymes « en langue bretonne » qui, pour beaucoup, sont d’invention récente et n’ont pas d’ancrage historique ou ethnographique, comme c’est déjà le cas sur les routes départementales du Morbihan gallo depuis 20041 , dans certaines agglomérations comme Rennes et sur la quasi-totalité des arrêts SNCF régionaux de Haute-Bretagne.

Ces dispositions posent d’importants problèmes en termes de droits culturels et linguistiques. Il est inacceptable que la place du gallo dans l’espace public, sur son territoire historique, soit ainsi réduite à la portion congrue au profit de la langue bretonne, parlée très majoritairement en dehors de ce territoire.

La négation de la territorialité des deux langues invisibilise le gallo

Si l’on applique les principes (art. 1) de la Déclaration universelle des droits linguistiques, il y a deux langues régionales en Bretagne, chacune ayant son territoire linguistique. Le breton, langue celtique, est la langue propre de la Basse-Bretagne, où vivent 82%2 des bretonnants de la région ; le gallo, langue romane, est la langue propre de la Haute-Bretagne, où vivent 90%3 des gallésants de la région.

Cette dualité linguistique existe depuis les origines de la Bretagne, au début du Moyen Âge, et a profondément structuré l’identité de la péninsule. La territorialisation des deux langues est aujourd’hui encore très marquée, malgré ses réagencements contemporains liés à une pratique urbaine du breton : dans le pays de Ploërmel, les locuteurs de gallo sont 22 fois plus nombreux que les brittophones, et même en pays de Rennes, ils sont au moins 4 fois plus nombreux4  !

La politique qui vise, à terme, la généralisation de néo-toponymes « en langue bretonne » dans la signalétique en pays gallo n’est pas cohérente avec la territorialité des deux langues, aboutissant mécaniquement à une invisibilité renforcée du gallo et de l’histoire gallèse de plus de la moitié du territoire breton, à la validation publique d’une dérive dangereuse : celle qui vise à une identité bretonne homogène, purement celtique de Brest à Fougères, construite exclusivement autour de la langue bretonne, alors que la Bretagne est culturellement plurielle.

Voir ci-contre le détail de l’enquête sociolinguistique TMO/région Bretagne de 2018 sur les langues de Bretagne :
www.bretagne.bzh/app/uploads/Etude-sur-les-langues-de-bretagne.pdf

Par conséquent, nous ne pouvons nous satisfaire d’une éventuelle évolution du cadre concernant la signalétique en gallo seulement à l’échéance de la nouvelle convention État-Région, en 2027, après l’application de la généralisation des panneaux français-breton en Haute Bretagne. Pour permettre des adaptations rapides au contexte de la signalétique en pays gallo, la mise en place d’un dialogue constructif avec les élus concernés nous apparaît indispensable sur ce sujet.

Les noms gallos : un patrimoine toponymique vivant et en péril

Or, il existe un riche patrimoine toponymique en langue gallèse, patiemment collecté sur l’ensemble de la Haute-Bretagne depuis des décennies. L’inventaire complet de ce patrimoine reste à faire, ce qui est une urgence majeure5 , mais la liste des noms gallos des communes est connue et facilement accessible6 . Ces toponymes vernaculaires, longtemps méprisés et aujourd’hui encore invisibilisés, sont toujours employés par la population locale, mais en grand danger de disparition. Ils commencent à apparaître sur les panneaux d’entrée de bourg, grâce à l’implication des populations locales7 . Mais ces initiatives issues du terrain, tributaires des finances communales et ne bénéficiant d’aucune politique de soutien et de coordination au niveau régional, pèsent peu face à la multiplication de panneaux en breton prévue par la convention.

D’autant plus que, pour des raisons évidentes de lisibilité et de sécurité routière, il est peu probable que des panneaux en gallo soient ajoutés ultérieurement, en addition aux panneaux en breton ; la perspective d’un jalonnement et d’une signalétique trilingues en Haute-Bretagne est aussi problématique qu’illusoire.

L’argument de la « demande sociale » au mépris des droits culturels

Actuellement en Haute-Bretagne, la politique linguistique des collectivités s’appuie essentiellement sur le principe de la « demande sociale » pour justifier la mise en place d’une signalétique français/breton au détriment d’une signalétique français/gallo. Ce paradigme nous paraît en l’occurrence biaisé quand il s’agit de choisir entre deux langues de statut sociolinguistique très inégal : 35% des habitants de Haute-Bretagne ignorent encore ce qu’est le gallo8 .

Ce que révèle la mesure de la demande sociale comparée entre le breton et le gallo, ce sont des inégalités de perception historiquement construites, notamment, par de puissantes politiques publiques. D’abord une politique de francisation ravalant le gallo au rang de « patois », puis une politique de revitalisation linguistique tournée pendant plusieurs décennies quasi-exclusivement vers le breton. Transformer ce point d’arrivée en point de départ pour écarter le gallo – la langue locale – au profit du breton – rattaché à un autre territoire linguistique –, est une grave erreur d’analyse qui conduit à une atteinte flagrante aux droits linguistiques et culturels9 des locuteurs gallos.

Cette mise en « concurrence » entraîne mécaniquement une sélection au profit de l’idiome au statut sociolinguistique le mieux installé (le breton), là où le principe d’égale dignité des langues, et donc des personnes, commanderait plutôt un renforcement de chaque langue sur son territoire linguistique et une politique de rattrapage en faveur de l’idiome le plus fragilisé (le gallo).

De surcroît, l’approche quantitative par la demande sociale est incomplète si elle n’est pas croisée avec les apports beaucoup plus nuancés des travaux qualitatifs ayant étudié la question de la signalétique français/breton en Haute-Bretagne. Ceux-ci insistent plutôt sur la méconnaissance de la situation linguistique bretonne par le public et les élus10 , ou encore sur l’incompréhension, la circonspection, voire le « sentiment d’envahissement »11 des populations locales face à des toponymes auxquels ils ne s’identifient pas ou peu et qui, pour beaucoup, n’ont guère d’ancrage historique et ethnographique.

Une politique de revalorisation de la langue n’a de sens que si elle agit pour rétablir un équilibre et non pour maintenir, voire renforcer (même sans le vouloir), une dévalorisation.

Priorité aux toponymes vernaculaires avérés

Nous pensons que le développement de la pratique du gallo et du breton est à encourager partout en Bretagne, indépendamment de la frontière linguistique, et que les deux langues ont évidemment droit de cité partout dans la région. Cependant, la généralisation des toponymes « en langue bretonne » dans l’espace public de Haute-Bretagne risque d’empêcher concrètement l’affichage pourtant prioritaire des toponymes vernaculaires en gallo. Au passage, cet état de fait entrerait en contradiction avec l’objectif affiché par la convention de « diffuser la connaissance sur le patrimoine toponymique » (art. 122).

Il convient par conséquent de faire des choix cohérents, de poser et de suivre des principes d’équité et d’équilibre, donnant une priorité aux toponymes vernaculaires avérés de chaque lieu et permettant, le cas échéant, d’ajouter en Bretagne gallèse une éventuelle version du toponyme en breton lorsque cela est possible et pertinent12 .

Ajoutons enfin qu’un trilinguisme toponymique appliqué à l’ensemble de la région paraît inapplicable et même peu souhaitable, puisqu’il conduirait nécessairement à introduire des toponymes gallos inventés sur les panneaux de Basse-Bretagne, ce que, fort heureusement pour la communauté linguistique bretonnante et le sérieux du mouvement gallo, personne n’a le mauvais goût de réclamer.

Propositions pour une politique linguistique territorialisée et équilibrée entre gallo et breton

Le gallo, tout comme le breton, est une langue classée « sérieusement en danger » par l’UNESCO, et reconnue comme langue de Bretagne par le conseil régional depuis 2004. Pourtant, en 2022, l’égale dignité des langues et de leurs locuteurs n’est toujours pas acquise dans les faits, comme l’illustre la convention. Le soutien de la région au développement du gallo (notamment à son enseignement) est une condition minimale mais largement insuffisante pour la pérennisation de la langue, tant que sa visibilité ne sera pas garantie sur son territoire linguistique et aux yeux de l’ensemble de la population.

En résumé, nous invitons à deux mesures qui nous apparaissent absolument nécessaires :

-une prise en compte prioritaire de la territorialité des langues et des droits culturels dans l’élaboration des politiques linguistiques en Bretagne, en conformité avec l’article 103 de la loi NOTRe13 (2015) ;

-la mise en place d’une politique de jalonnement et de signalétique bilingues spécifiques en faveur du gallo en Haute-Bretagne, jusqu’ici inexistante, avec un financement spécifique pour les collectivités (politique de « rattrapage » en faveur du gallo). Nous demandons par conséquent une adaptation de la mise en œuvre de la convention État-Région sur le sujet de la signalétique avant son application en Haute-Bretagne, en concertation avec les élus concernés, de façon à trouver ensemble des solutions permettant de respecter les droits culturels et linguistiques en pays gallo.

  1. Ce qui avait d’ailleurs entraîné la création d’une « Association d’opposition à la signalisation bilingue en pays gallo » (AOSB).
  2. Entre 81,7 et 83,6% (source : données de l’enquête TMO Régions de 2018, rapport intermédiaire, p. 23-24).
  3. Entre 86,9 et 91,9% (source : données de l’enquête TMO Régions de 2018, rapport intermédiaire, p. 23-24).
  4. Enquête TMO Régions de 2018, rapport intermédiaire, p. 29 et 32.
  5. Voir à ce sujet la pétition « Du galo su la routt : epllèton a rassèrë lé non d’endrët », publiée le 22 juin 2022.
  6. Les noms gallos de toutes les communes de Haute-Bretagne sont disponibles en ABCD (graphie majoritaire utilisée par la région) dans le dictionnaire de référence de Régis Auffray, Le Petit Matao, Rennes, Rue des Scribes, 2007.
  7. Voir par exemple
  8. Enquête TMO régions de 2018, rapport intermédiaire, p. 10.
  9. Tels qu’ils sont définis dans l’Observation n° 21 sur le droit de participer à la vie culturelle (2009), publiée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESR), organisme chargé de garantir l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ratifié en 1980 par la France. L’Observation n° 21 précise les pistes opérationnelles d’effectivité des droits culturels au travers, notamment, des principes d’adéquation et d’acceptabilité. Rappelons que l’article 103 de la loi NOTRe (2015) engage l’État et les collectivités territoriales au respect des droits culturels.
  10. Roseline Le Squère, Une analyse sociolinguistique des marquages du territoire en Bretagne : toponymie, affichage bilingue, identités culturelles et développement régional, thèse de sociolinguistique, sous la direction de Philippe Blanchet, Université Rennes 2, 2007. Voir par exemple ses remarques sur la commune de Cesson-Sévigné, p. 362.
  11. Anne Diaz, « Gallos » et « Bretons » : représentations de l’Autre et mobilisation de la frontière linguistique dans les processus de construction identitaire. Une approche anthropologique de la limite entre Haute et Basse-Bretagne, thèse de langue, littérature et culture bretonnes, sous la codirection de Ronan Le Coadic et de Philippe Pesteil, Université Rennes 2, 2018. Voir par exemple p. 221 et 874.
  12. Par exemple dans des zones gallèses situées à proximité de la frontière linguistique, où la langue bretonne est restée implantée jusqu’à la période moderne et dont l’identité est mixte (notamment en Morbihan), ainsi que dans les capitales départementales et régionale.
  13. « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005. »

Le Manifest Du galo en Haote-Bertègn

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